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02 Jun

Léon Bloy sur les côtes de la Manche : pages retrouvées du Journal d’un écrivain atrabilaire - par Dominique MOREL

Publié par Association des Propriétaires de Mers-les-Bains

Atrabilaire : "qui a rapport à l'humeur noire". Au sens figuré, Caractère, humeur, tempérament atrabilaire, porté à la mauvaise humeur, à l'irritation, à la colère.

 

Découvrons ensemble les côtes de la Manche au début du XXème siècle, à travers le Journal1 de Léon Bloy, écrivain atrabilaire.

 

« Léon Bloy est une gargouille de cathédrale qui vomit les eaux du ciel sur les bons et les méchants » (Barbey d’Aurevilly).

 

Léon Bloy par Dornac, 7 juillet 1906

 

Écrivain catholique épris d’absolu, Léon Bloy (1846-1917) a laissé une œuvre abondante dans laquelle il proclame son amour de Dieu et des pauvres et sa haine des bourgeois contre lesquels il se répand en imprécations. Sans réels moyens financiers, il mène une existence difficile à Paris ou en banlieue et doit fréquemment compter sur l’aide de ses amis pour faire vivre sa famille.

 

À trois reprises, en 1906, 1907 et 1908, il séjourne au Tréport avec sa femme et ses deux filles. Il se rend en excursion à Eu où il visite la chapelle du collège, la collégiale et marche jusqu’à la forêt. Au Tréport, il assiste régulièrement à la messe matinale dans l’église Saint-Jacques mais fréquente aussi les cafés où il se réfugie pour se mettre à l’abri des intempéries. Il arpente souvent la jetée du port où il se plaît à admirer le spectacle de la mer déchaînée. À plusieurs reprises, il rencontre son ami le peintre Alphonse Coutélier2 missionné par un riche propriétaire pour peindre les villas qu’il possède à Mers. Bloy développe une singulière animosité contre Mers qu’il décrit comme «la plage des morts, la plage des riches ennemis de Dieu et du pauvre».
 

 

4 septembre 1906
Au début du mois de septembre 1906, Léon Bloy prévoit de passer trois jours au Tréport. Il y est attendu par son ami Frédéric Brou
3 auquel il câble les mots suivants : «Ce soir par train de 6h50. Je serai au Tréport à 10h».
Bloy arrivera en gare du Tréport avec plus d'une heure de retard car son train «prétendu rapide ou express s'arrête à toutes les stations».
 

 

5 septembre 1906

Le lendemain matin, en compagnie de Brou, Bloy assiste à la messe de 7 heures dans l’église du Tréport «contemporaine, paraît-il, de Guillaume -Le Conquérant4». Il admire vivement son architecture : «Trente générations ont passé sous son portail et sa tour est un antique joyau de pierre».

 

Il se promène sur la jetée et sur la plage en compagnie de Brou qui lui fait espérer pour le lendemain «une tempête ou, du moins, une grosse mer».
L’après-midi, Bloy et Brou se rendent en forêt d’Eu pour ramasser des champignons. L’écrivain fait part à son ami de son enthousiasme pour les «hautes futaies» : «Visite à la forêt d’Eu. Jouissance extrême. Illusion facile du Paradis. Il y a si longtemps que je n’ai vu de forêt ! Et je préfère tellement les hautes futaies à tous les aspects ou parfums de la montagne ou de la mer. Je suis un sylvestre».

 


6 septembre 1906
Le matin, Bloy marche à nouveau sur la jetée et se montre déçu par l’absence de tempête. «La mer est grosse, en effet, mais sans tempête ni menace de tempête à mon regret
5. Beauté de cette mer et de ces falaises». L’après-midi, Bloy et ses amis Brou visitent la collégiale d’Eu que Bloy qualifie de «cathédrale, odieusement restaurée». Il admire «une très belle mise au tombeau» et note que «les révolutionnaires ou calvinistes l’ont épargnée» mais s’inquiète du sort que les socialistes ou francs-maçons lui réserveront «quand ils achèveront d’étrangler la France».
 

 

Bloy se rend également dans la crypte pour admirer les sépultures des comtes d’Eu. Cette visite s’effectue dans des conditions difficiles, «à la suite d’un sacristain qui débite sa monotone leçon, en promenant une lampe sale sur chacun de ces nobles marbres endormis que n’éclaire jamais le soleil».

 

 

Non loin de la collégiale, se trouve la chapelle du collège où Bloy admire «deux statues très belles de Germain Pilon6».

 

 

1er octobre 1907
Bloy retourne au Tréport en compagnie de sa femme Jeanne et de ses deux enfants. Dans son Journal, il note «Quatre heures ½ de voyage par un temps heureusement très beau». Arrivés au Tréport, ils bénéficient d’un « bon logement, suffisamment vaste et clair ». Après un «repos nécessaire», ils partent se promener sur la plage. «Pendant une heure, j’entends respirer la mer», note Léon Bloy. Le retour s’effectue à la nuit tombante au «commencement d’une pluie malheureusement abondante».

 

2 octobre 1907
Bloy assiste à la messe de 6h30 avec Jeanne puis à celle de 8h avec sa fille Véronique. Entre temps, il prend un café avec sa femme place du Marché au Poisson. Bloy hésite à partir en promenade à Dieppe. Le prix du voyage et la pluie incessante l’en dissuadent : «Plage triste et méchante. Solitude et froid, toujours la pluie. Il n’y a plus de praticable qu’une excursion à Eu».
Bloy et sa femme se rendent à Eu en omnibus. Ils visitent la collégiale, admirent la Mise au Tombeau mais échouent à voir les sépultures des comtes d’Eu, «le sacristain montreur étant introuvable».

 

3 octobre 1907
Bloy déjeune au restaurant Mathieu, «emploi meilleur de l’argent que notre voyage à Dieppe eût coûté» se félicite-t-il.

 

 

5 octobre 1907
Bloy et sa famille se préparent à rentrer à Paris. «Le temps est effroyable. Jamais je n’ai vu une pluie si tenace et glaçante» déplore Bloy. Le voyage s’effectue dans des conditions déplorables : «On part enfin à 1h26 au lieu de 1h que portait l’indicateur d’octobre pour stationner plus d’une heure à Abbeville et arriver à Paris à 6h16 au lieu de 4h15 indiqués, après avoir souffert dans des wagons à peine clos et couverts. Honteux !».


Mercredi 2 septembre 1908
La perspective d’un voyage au Tréport remplit Bloy d’angoisse : «Le trouble d’un tel déplacement et le manque d’argent me font souffrir à l’avance. Je suis comme dans l’attente d’un supplice».
Arrivé au Tréport, Bloy est accueilli par son ami Alphonse Coutélier qui lui fait part de son désir de «renoncer à la coiffure pour se faire cultivateur». Il loge dans un «appartement médiocre à l’hôtel Levillain 1, place du Marché». «Hier a eu lieu une énorme tempête qui a tout renversé sur la plage» précise Bloy qui regrette d’avoir manqué «ce magnifique spectacle».

 

Jeudi 3 septembre 1908
La pluie « violente et continue » empêche toute sortie. Bloy se réfugie au café pour lire les Récits des temps mérovingiens
7. Il note avec ironie que plusieurs bourgeois «venus dimanche par le train de plaisir n’ont pas osé sortir de la gare et ont pris la fuite le soir même».


Vendredi 4 septembre 1908
«Temps horrible» note Bloy. Il trouve « au milieu de la pluie » Jeanne et les enfants puis Coutélier avec qui il va au café.


Samedi 5 septembre 1908
Le matin, Bloy retrouve Coutélier qui veut lui monter ses études du Tréport. Bloy ne tarit pas d’éloges sur son ami : « il a un sens admirable et spontané de la nature qui ressemble à de l’intuition. Malgré certaines fautes provenant du manque de métier…il a quelques toiles qui feraient honneur à des peintres fameux ».
La pluie a cessé et permet aux enfants de profiter des joies de la plage.

 

Dimanche 6 septembre 1908
Bloy assiste seul à la messe de 6h et à celle de 8h avec les enfants.

 

Lundi 7 septembre 1908
Bloy confie être venu au Tréport pour ses enfants. Leur santé l’exigeait, reconnaît-il. Il avoue être dans une situation matérielle très difficile «n’ayant plus que 10 fr pour toute ressource».

 

Mardi 8 septembre
« A 3h ½ bain de pied prolongé à la marée basse. Nous sommes tous ensemble ».


Mercredi 9 septembre
Le matin, Bloy rend visite à Coutélier Il se réjouit que le peintre ait trouvé « un acquéreur riche pour une de ses toiles et peut-être pour une autre encore ». « Les 2 faisant pendant sont deux aspects très curieux du Tréport » note Bloy.
Tous deux se rendent sur la jetée et subissent les assauts des vagues et du vent : «La mer est si violente qu’elle inonde les spectateurs». L’après-midi, Bloy retrouve sur le quai «l’ami Coutélier» qui lui donne 30 fr. « Délice pour moi d’être en compagnie de ce simple au grand coeur que sa vocation d’artiste désigne à souffrir».


Jeudi 10 septembre 1908
Dans une lettre retranscrite dans son Journal, Bloy confie à son correspondant « être menacé d’une «ignominieuse captivité». «Entendez par là que je suis avec ma femme et mes deux fillettes en un hôtel du Tréport d’où je ne puis m’évader faute d’argent… Cette villégiature plutôt douloureuse pour moi, était nécessitée par l’état de santé de mes enfants». Par chance, René Martineau
8, un ami de Bloy, lui annonce l’envoi d’un secours financier.


Vendredi 11 septembre 1908
Bloy retrouve sa femme et ses enfants réfugiés au café Matthieu par suite de la pluie violente.


Dimanche 13 septembre 1908
Bloy se réjouit parce que «le bon Coutélier nous apporte des moules qu’il vient de pêcher et qui vont nous faire un bon déjeuner».

 

Lundi 14 septembre 1908
Bloy assiste seul à la messe de 6h ½ puis avec Jeanne et les enfants à celle de 8h « suivie du Libera pour les marins perdus en mer ». Bloy note avec satisfaction que le beau temps est revenu. Il projette d’aller le lendemain à la forêt d’Eu. Il escompte « un peu de paix au milieu des arbres ».


Mardi 15 septembre 1908
Pique-nique en forêt d’Eu. Bloy se désole de ne pas avoir trouvé un seul champignon. Il revient «assommé de fatigue».

 

Mercredi 16 septembre 1908
Bloy va chercher ses enfants sur la plage et pense être témoin d’une noyade : «…Nous crûmes assister à une catastrophe, un nageur entraîné sur le point de périr. Un bateau à voiles nous paraissait aller à son secours. Moi je priais pour ce malheureux. Cela prit du temps. Nous apprîmes enfin notre erreur. C’était un champion !».


Jeudi 17 septembre 1908
Bloy assiste avec «son petit monde» à «un coucher de soleil magnifique ».

 

Vendredi 18 septembre 1908
Bloy se plaint de la chaleur : «Une température presque excessive a succédé aux jours froids. Nous en sommes très incommodés dans notre mansarde».

 

Samedi 19 septembre 1908
Jeanne et les enfants se rendent à Mers «qui est à deux pas du Tréport». «Je refuse obstinément de mettre les pieds à Mers», indique Bloy dans son Journal : «C’est la plage des morts, la plage des riches ennemis de Dieu et du pauvre
9».


Dimanche 20 septembre 1908
« Journée sans incidents notables ». Le retour de la pluie oblige Bloy à renoncer à une promenade en forêt avec ses enfants.


Lundi 21 septembre 1908
Bloy loue un piano trouvé « dans une maison sur la jetée » pour ses deux filles Véronique et Madeleine, âgées respectivement de 17 et 11 ans.


Mardi 22 septembre 1908
« Deuxième excursion à Eu » note Bloy dans son Journal. « Première visite aux arbres, en attendant le déjeuner que nous avons commandé chez la mère Têtu, l’auberge qui est à l’entrée des bois. Douce et consolante splendeur de cette nature, de cet aspect de la nature, cent fois plus cher et plus intime à mon cœur que toutes les magnificences de la montagne et de la mer. Déjeuner au milieu des poules, par un temps gris délicieux». Au retour, Bloy se plaint amèrement de sa fatigue et regrette de ne pas avoir vingt ou trente ans de moins.

 

Mercredi 23 septembre 1908
En début d’après-midi, Bloy rend visite à Coutélier « dans son atelier, c’est-à-dire sur la plage de Mers, endroit triste et ridicule». « Vu son amateur bourgeois très cossu, hermétiquement fermé à l’art. Cet industriel qui ressemble à un ouvrier enrichi, a voulu le paysage de Mers, parce qu’il y possède des maisons, d’ailleurs ridicules. Il a tenu à ce que chacune de ses maisons et chacune des autres complétant l’ensemble, fussent peintes exactement par le pauvre Coutélier qui s’est donné un mal infini pour reproduire ces imbéciles demeures qui déshonorent son tableau. Survenue de l’amateur. -Je ne tiens pas au beau, a cru devoir me dire l’animal mais quand on est propriétaire, on est heureux de voir sa maison, même de loin, etc. ». À cinq heures, Bloy gagne la plage pour un « bain de pieds dans l’eau froide ».


Jeudi 24 septembre 1908
Bloy déjeune chez Coutélier qui lui montre « une jolie marine, une vue de l’entrée du port qu’il me destine ».

 

Samedi 26 septembre 1908
Bloy accompagne ses enfants pour une promenade à dos d’ânes
10. « Je marche donc une heure dans la boue, derrière les tristes bourriques, moins tristes que moi ».

 

Lundi 28 septembre 1908
Retour de Bloy à Paris. Le voyage s’effectue sans encombre en 3h ¼ mais à Paris « attente d’une heure 1/2 pour les bagages, pour nos bagages perdus au milieu d’une montagne de colis ».


En juin1910

Bloy effectue à nouveau un séjour sur les Côtes de la Manche, à Brighton, à proximité de Cayeux. Il restera trois semaines dans un chalet mis à sa disposition par une « personne bienveillante». Il s’y rend contraint et forcé, soucieux avant tout de la santé de ses enfants. Le 29 août il envoie une lettre à son ami André Dupont, alors en vacances à Ambleteuse, dans laquelle il se refuse à parler de la plage « qui est certainement hideuse comme toutes les plages de cette exécrable Manche que j’ai tant appris à détester au Tréport et surtout à Cayeux11».

 

 

APRIM - Juin 2023 - par Dominique Morel

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1 Toutes les citations proviennent du Journal de Léon Bloy :
Journal I. 1892-1907 et Journal II. 1907-1917. Édition établie, présentée et annotée par Pierre Glaudes, professeur à l’université de Toulouse-Le-Mirail, Paris, Robert Laffont, 1999.
Journal inédit. Texte établi sous la direction de Michel Malicet… et Pierre Glaudes. N° 1, 1892-1895 ; N° 2 1896-1902 ; N° 3, 1903-1907 ; N °4, 1908-1911, Lausanne, L’Age d’Homme, 1996-2013.

2 « Coiffeur et barbier de Bloy, Coutélier n’exerçait vraisemblablement la peinture à Montmartre que comme un passe-temps, et de fait, il reste aujourd’hui parfaitement inconnu en tant qu’artiste » (Maximilien Ambroselli, George Desvallières, Georges Rouault, Léon Bloy : vers un art « néo-chrétien » ? (1901-1914). Thèse de doctorat soutenue à Paris I – Panthéon Sorbonne, le 12 décembre 2019. Volume 1, p. 167.
Je remercie Maximilien Ambroselli pour son aide et sa disponibilité.

3 Frédéric Brou (1862-1925) fut un des amis les plus fidèles de Léon Bloy. Sculpteur et céramiste, il sculpta son buste qui est conservé au musée de Saint-Brieuc.

4 L’église Saint-Jacques fut reconstruite dans la première moitié du XVIe siècle et restaurée en 1854.

5 Dans son Journal, Bloy reconnaît que le désir de tempête est un « désir de touriste, un désir méprisable » !

6 Considéré comme un des plus importants sculpteurs de la Renaissance française, Germain Pilon qui est mort en 1590 ne pouvait être l’auteur des statues de la chapelle du collège. Les tombeaux du duc et de la duchesse de Guise commandés en 1627 ont été commencés par Germain Gissey et son beau-père Barthélémy Tremblay. Ils furent achevés par Nicolas Guillain et son fils Simon (Jean Coural, « Les tombeaux du Duc et de la Duchesse de Guise à Eu », Bulletin de la Société d’Histoire de l’Art Français, 1957, pp. 251-256).

7 Livre publié par Augustin Thierry en 1840. Bloy reproche à l’auteur de ne s’intéresser qu’aux figures de « scélérats ou de brutes » et d’ignorer, à quelques exceptions près, les grandes figures de la chrétienté.

8 Écrivain et bibliophile, René Martineau (1866-1948) fit la connaissance de Léon Bloy en 1901. Il lui consacra plusieurs ouvrages et échangea avec lui une abondante correspondance

9 En 1897, le guide Conty relevait cependant qu’à Mers « les prix sont moins élevés qu’au Tréport et qu’on y trouve, en dehors des hôtels, des maisons et appartements dont les prix de location sont accessibles à toutes les bourses » (Côtes de Normandie. Guide pratique correspondant aux voyages circulaires organisés par la Compagnie de l’Ouest, Paris, Office des Guides Conty, 1897, p. 344.

10 Le Guide Conty (op. cit note 9, p. 340) indique que « Le Tréport est le pays des parties d’ânes : on en trouve à louer sur le port et sur la place ».

11 Léon Bloy, A son ami André Dupont : Lettres de 1904 à 1916, Paris, 1952, N.P.

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